Mal de mère

 

Le cri strident la sort brutalement du sommeil. Droite dans son lit, légèrement haletante, elle n’a qu’une demi-seconde pour se rappeler où elle est. Le hurlement continue, plus fort. Un léger coup sur sa cuisse suivie d’un grognement lui fait tourner la tête. Paul glisse la tête sous son oreiller en soupirant. Mathilde se lève, encore un peu hagarde, et se dirige vers le petit lit à barreau, installé dans un coin de la chambre. Elle prend Louis dans ses bras, lui chuchote des paroles réconfortantes en tapotant doucement son dos. Les hurlements du tout petit cessent presque instantanément. Elle tourne la tête vers la lumière rouge qui se reflète au plafond : les chiffres flous du réveil semblent indiquer quatre heures quinze minutes. Elle met ses lunettes qui traînent sur sa table de nuit : une heure trente-sept minutes. Maudite myopie ! Mathilde soupire. Elle a couché son bébé il y a à peine une heure. Le nourrisson avait enfin cessé de pleurer après deux longues heures de cris incessants.

— C’est les cris du soir, c’est normal, il « décharge » a dit Fabienne, sa copine-maman expérimentée niveau IV (trois enfants de moins de cinq ans, dont des jumeaux : forcément la voix de la raison).

— Mais il décharge quoi ? a demandé Mathilde, perplexe. Il passe sa journée cramponné à moi, il est bercé, cajolé, nourri, baigné et encore cajolé !

— Il ressent toutes tes émotions, si tu es tendue, il est tendu ! Lâche un peu la pression, tu verras, il se détendra, lui a assuré Fabienne. Passe le relais à Paul ! Prends du temps pour toi !

Elle est sérieuse la niveau IV ? Donc si Louis, deux mois depuis deux jours, passe deux heures à hurler chaque soir entre vingt-et-une heures et vingt-trois heures, voire minuit, c’est parce qu’elle est trop "tendue" la journée ? En plus du stress et de la fatigue, la culpabilité était venue se trouver une petite place dans son esprit débordé de jeune maman, agrandissant encore un peu son désarroi. Passer le relais ? Mais à qui ? Elle est seule dans cette grande ville. Paul, DRH[1] d’une grosse entreprise marketing, travaille toute la journée et ses horaires débordent régulièrement sur le début de la soirée. Encore une fois ce soir-là, il est rentré tard. Très tard. Trop tard. Pourtant il l’avait désiré autant qu’elle ce bébé. Il s’était réjoui en apprenant qu’il allait être papa. Il avait suivi de près la grossesse, parlant au gros ventre de Mathilde, s’amusant à faire bouger son petit garçon à venir sous la peau tendue du ventre de sa femme. Il avait coupé le cordon avec fierté et profité de sa semaine de congé de paternité pour pouponner, cuisiner, balayer et cajoler sa femme et son fils. Mathilde tenait à allaiter et il est vrai qu’elle était très absorbée par ce petit être tant désiré. Puis, Paul a repris le travail, ses séances de sport et parfois, ses sorties entre collègues, nécessaires « pour renforcer la dynamique de groupe et créer du lien parmi les collaborateurs ». Et elle s’était retrouvée seule dans leur bel appartement. Depuis, Mathilde apprenait à comprendre Louis, ses expressions, ses petits bruits, ses cris et depuis quelques semaines, ses hurlements nocturnes.

Elle s’installe dans le salon et éclaire la petite veilleuse : une lampe de sel de l’Himalaya aux vertus apaisantes. C’est surtout pour la lumière douce et bienveillante que Mathilde aime s’installer près d’elle la nuit, pour ne pas réveiller Paul. Elle défait la bretelle de son caraco, dégrafe son soutien-gorge d’allaitement en caressant et réconfortant Louis qui s’impatiente. Louis reconnait immédiatement l’odeur sucrée de la peau de sa mère et ouvre déjà la bouche à la recherche du sein rassurant. Mathilde soupire d’aise en sentant la succion du bébé désengorger doucement son sein plein. Elle n’imaginait pas qu’une journée pouvait être aussi longue, les heures s’égrainer aussi lentement. Depuis deux mois elle vit au rythme de son fils. Elle a bien tenté de vivre « comme avant », mais a aussitôt renoncé, épuisée par les nuits hachées et le manque de sommeil accumulé. Louis tétait toutes les deux heures. Cela durait en moyenne quinze à vingt minutes. Ensuite, elle lui faisait faire son rot : il avait des renvois et elle ne le gardait pas moins d’une demi-heure à la verticale contre elle pour assurer le confort digestif du nourrisson. Puis, elle le changeait. Une heure s’était déjà écoulée. Il lui en restait encore une pour se laver, préparer un semblant de repas, faire un peu de ménage, lancer une machine ou en étendre une avant de recommencer. La journée, elle ne se nourrissait plus que de plats surgelés, ne portait que ses leggings de grossesse, provenant directement de la panière à linge pour minimiser le travail domestique. Elle ne sortait que pour aller chez la sage-femme, pour la rééducation du périnée. Elle laissait les courses à Paul. Enfin, il récupérait le drive chaque semaine. De toute façon, au cœur de l’hiver, elle ne concevait pas de sortir un nourrisson.

Tout juste après leur diplôme universitaire, Paul et elle s’étaient installés dans une nouvelle ville pour commencer une nouvelle vie. Ils avaient très vite voulu fonder une famille, malgré leur jeune âge. À plus de trois cents kilomètres de leur famille et de leurs amis, ils avaient trouvé un emploi, lui dans cette grosse entreprise, elle comme travailleur social. C’était une jeune femme dynamique, coquette, pleine d’enthousiasme et indépendante. Quatre mois après leur installation, Mathilde était enceinte. L’éclosion des réseaux sociaux lui avait permis de partager ce moment de vie avec ses proches, mais ne l’avait pas aidé à se faire de nouveaux amis. Ses trois premiers de grossesse l’avaient cloué au lit ou sur son canapé, une bassine tout près d’elle. Paul était un sportif accompli et avait gardé ses habitudes d’aller courir ou de faire du vélo sur ses jours de congés. Un besoin impérieux de décompresser que Mathilde ne se serait jamais permis de lui reprocher. Il avait un caractère indépendant. Ils avaient toujours eu l’habitude d’avoir leurs moments à eux pour mieux se retrouver ensuite.

Mais ce soir, au milieu de la nuit sur son canapé, seule, à allaiter son bébé, Mathilde sent ses forces l’abandonner. Ses parents et sa belle-mère sont venus les voir une ou deux fois, rencontrer Louis, pouponner, les féliciter. Elle avait alors retrouvé un regain d’énergie et avec l’aide de Paul, elle avait rendu la maison impeccable, remplit le frigo et s’était même maquillée. Elle avait donné le change, fière de montrer la jeune maman épanouie qu’elle était. Leur dernière visite remontait à trois semaines. Les hurlements du soir avaient commencé peu de temps après. Dans ces moments-là, ils se relayaient chacun leur tour pour bercer Louis, lui masser le ventre, le câliner, mais rien n’y faisait.

Mathilde sent une lourde larme rouler sur sa joue en repensant à ce soir. Elle serre un peu plus fort son bébé endormi, le sein au coin des lèvres, du lait plein le menton, il esquisse un sourire : « il sourit aux anges ! » avait dit sa mère, attendrie, quelques semaines plus tôt. Elle le place délicatement sur son épaule et lui tapote doucement son dos. Elle enfouit sa tête dans le petit cou chaud, tout plissé de Louis pour respirer son odeur de bébé et pleure un peu plus fort. Ce soir, elle a eu peur. Peur de faire du mal à son tout petit. Peur de cette pulsion qu’elle a sentie monter en elle. Paul avait une réunion à son travail et n’était toujours pas rentré. La fatigue, l’isolement qu’elle ressentait s’étaient accrus ces derniers jours. Louis hurlait depuis un moment déjà. Elle sentait sa patience l’abandonner alors même que le rythme de ses bras qui berçaient Louis s’accélérait. Des larmes coulaient sur ses joues et trempaient son tee-shirt à l’odeur de lait caillé. La patience la quittait de plus en plus vite, ses bras berçaient de plus en plus fort, de plus en plus vite. Ses paroles étaient de plus en dures, son ton de plus en plus sec. Jusqu’à ce cri qu’elle s’est entendue pousser. Ce cri, son cri qui l’a terrorisé en même temps qu’il sortait d’elle : « Mais ferme là ! ». Cela l’a stoppé net, séché ses larmes. D’un coup. Elle a posé doucement Louis dans son petit lit, le laissant hurler, et elle est sortie sur le balcon. L’air était froid. Elle a inspiré une grande bouffée d’air. Puis une autre et encore une. Elle a posé une main sur son diaphragme pour le forcer à reprendre un rythme régulier. Sa respiration s’est peu à peu apaisée. Une dernière grande bouffée d’air. Voilà, elle peut rentrer. Transie de froid, mais calme, elle est retournée dans la chambre où Louis criait toujours. Elle l’a pris dans les bras, lui murmurant des mots réconfortants au creux de l’oreille et, comme par miracle, son bébé s’est tu puis s’est endormi. Elle n’avait pas parlé de cet épisode quand Paul était enfin rentré peu de temps après. Elle avait pris une douche et s’était couchée sans lui adresser le moindre mot.

Assise sur son canapé, seule au milieu de la nuit, Mathilde ressasse encore et encore la soirée passée. Ce cri qu’elle a poussé contre son tout petit. Elle se sent terriblement seule. Paul n’a pas conscience de ce qu’elle vit. Il faut dire qu’à lui aussi elle cache bien son jeu. Si elle traîne la journée en jogging ou legging de grossesse, elle fait en sorte d’être fraîche et dispo à l’heure où rentre son amoureux. À partir de dix-huit heures trente, elle saute dans un jeans, enfile un haut propre et se passe un coup d’eau sur la figure et du mascara sur les cils. Il ne manquerait plus qu’il ne la trouve pas à la hauteur ! Qu’il constate à quel point son corps a changé. Si pour certaines l’allaitement fait maigrir, ce n’est clairement pas son cas… elle prend également soin de s’attacher les cheveux, pour il ne remarque pas ces quelques cheveux blancs qu’elle a aperçus il y a quelques jours.

Paul, il profite des moments sympas. Il travaille la journée donc il est normal qu’il profite de son fils le soir, pas vrai ? Le bain, les babillages, les câlins. Et puis, il ne sait pas y faire quand Louis pleure : il cafouille, devient gauche. Alors c’est plus fort qu’elle : elle lui prend Louis des bras et arrange tout en deux câlins et une couche propre. Voilà, il est calmé, tu peux le prendre. C’est plus rapide. Après tout, elle le connait son Loulou, elle sait y faire avec lui. Enfin, elle croyait…

Soudain, seule sur son canapé, à la lumière douce de la veilleuse, Mathilde se rend compte. Elle réalise à quel point elle se sent vulnérable, en détresse.  Elle tombe doucement ce masque de super-maman, de super-femme qu’elle s’est mis sur le visage, qui s’est peu à peu incrusté en elle, insidieusement. Comme une réponse à ses doutes et ses peurs, Paul la rejoint sur le canapé, les enveloppe d’un plaid et la prend dans ses bras. Elle pose alors la tête sur son épaule et pendant qu’il lui caresse doucement les cheveux, elle lui raconte. Elle lui parle de ses journées trop longues, seule, de son désarroi, de sa fatigue, de ses cheveux blancs, de ses cernes et de ses hanches devenues trop larges. Elle lui parle de son masque, de ses faux airs de super-maman-épanouie et de son cri, ce soir. De ses bras qui se sont mis à serrer plus fort leur bébé, à le bercer de plus en fort, de plus en vite, de cette pulsion, de cet appel au secours qui l’a poussé à poser Louis et à s’en éloigner quelques instants. De cette peur qu’elle a eue de lui faire du mal. Le barrage cède et elle éclate en sanglots, à bout de force. Doucement, Paul prend Louis, endormi. Il le pose dans son petit lit, au chaud dans sa turbulette et serre Mathilde tout contre lui. Quelques larmes s’échappent aussi de ses yeux verts. Il s’excuse doucement, non il n’a rien vu, non il ne s’est pas douté… Comment a-t-il pu ne rien voir ? Elle est si forte sa petite femme, si belle. Il l’admire tellement. Il le lui répète, inlassablement, que c’est une super maman, mais pas un super héros, qu’elle a le droit de demander de l’aide.

Doucement, Mathilde s’apaise, s’endort, épuisée d’avoir enfin fait tomber ce masque qui pesait si lourd. Bien sûr, rien ne va s’arranger en un claquement de doigts, bien sûr il va avoir besoin qu’elle lui apprenne, mais désormais, elle ne sera plus seule.

 

[1] Directeur des Ressources Humaines

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