En sortant de son magasin de fleurs, l’air chaud et sec saisit Émilie. En ce mois d’août, la chaleur restait suffocante en cette fin de journée. Dans sa boutique, la température était de quinze degrés toute l’année et elle devait parfois même mettre une petite veste quand l’air conditionné fonctionnait en continu, comme aujourd’hui. Elle avait passé la journée à préparer les commandes pour l’enterrement de demain. L’ancienne institutrice était très appréciée par les villageois. Une fois à la retraite, elle s’était beaucoup investie dans la maison des jeunes : elle assurait le soutien scolaire et aidait à la mise en place de projets d’animation. Elle était également à l’origine de l’ouverture de la bibliothèque dans les années mille-neuf-cent-soixante-dix. Madeleine Lefort avait profondément marqué la vie sociale et culturelle du village. Émilie avait reçu de nombreuses commandes : des couronnes, des bouquets et beaucoup de pivoines, la fleur préférée de l’ancienne institutrice. Elle avait passé sa journée à confectionner les compositions y mettant tout son cœur. Elle avait bien connu Madeleine Lefort : en plus d’avoir été dans sa classe à l’école primaire, elles étaient voisines. Mais surtout, la vieille dame était la grand-mère de Grégoire.

 

Émilie avait toujours vécu à Colombes, un petit village d’un peu plus de mille habitants, situé en plein Périgord noir, à seulement quelques kilomètres de Périgueux. La maison familiale était immense et composée de deux logements individuels : ainsi, elle avait grandi entourée de ses parents et de ses grands-parents maternels. Chacun avait son indépendance. Cette disposition avait permis aux plus jeunes de veiller sur les plus vieux jusqu’à la fin de leur vie.

Grégoire était un garçon de la ville. Il habitait Lyon et venait passer ses deux mois d’été dans ce coin de Dordogne. Chaque année, il s’impatientait de pouvoir rejoindre la maison de ses grands-parents : jardiner avec son grand-père, écouter les histoires du soir et déguster les tartines de confitures de sa grand-mère. Mais plus que tout, il attendait les sorties à vélo avec Émilie, les parties de cartes, de pêches ou de cache-cache avec Émilie, les soirées sous les étoiles et les fêtes de village avec Émilie. 

 

Plongée dans ses souvenirs, Émilie sursauta lorsque la lourde grille s’abaissa brutalement le long de la vitrine de sa boutique. En rentrant chez elle, elle remarqua que les volets de la maison de Madeleine étaient ouverts. Bien sûr qu’il était là… on enterrait sa grand-mère tout de même. Le cœur d’Émilie ne put s’empêcher de battre un peu plus fort en apercevant la silhouette familière sortir de la vieille bâtisse. Leurs regards se croisèrent un instant, et elle rentra chez elle. Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu ce regard bleu ? Quinze ans ? Vingt peut-être ?

 

Après quelques brasses dans la piscine et un repas léger, Émilie s’installa dehors avec une boisson fraîche et un épais album photo. La nuit commençait à tomber et l’air était plus doux désormais. Les guirlandes lumineuses enroulées autour du cerisier commençaient à scintiller. Elle alluma le gros photophore parfumé à la citronnelle autant pour éloigner les éventuels moustiques que pour créer une ambiance cosy, et se lova dans le fauteuil à bascule recouvert d’un matelas moelleux. Elle sourit en passant le doigt sur le papier glacé légèrement jauni. C’est ce moment que choisit Grégoire pour toquer à la vieille porte en bois, à l’arrière de la cour qui donnait sur le potager et la rivière en contrebas : trois coups rapides, un coup bref, leur code secret mis au point quand ils étaient enfants. Combien de fois avait-elle fait le mur en passant par-dessus le muret de cette porte ? La peinture bleue était écaillée. Et les gongs ont besoin d’être huilés, pensa-t-elle en faisant grincer le panneau de bois. Elle n’était pas surprise de le voir ce soir. Après tout, il en avait toujours été ainsi, avant. Elle lui sourit et le fit entrer. Grégoire avança, n’osant pas s’approcher et l’embrasser sur la joue ou la prendre dans ses bras comme de vieux amis de bientôt cinquante ans pourraient le faire après des années sans se voir, sans s’appeler. Elle le conduisit à la cour et alla chercher deux verres de vin et une bouteille, plus appropriés que son thé glacé qui attendait toujours sur la table du salon de jardin.

 

‒ Tes parents sont là ? demanda-t-il.

 

‒  Oui, enfin ils sont chez des amis ce soir.

 

‒ Tu as ressorti les vieux dossiers, remarqua Grégoire en montrant le gros album photo. Je peux ?

 

Emilie acquiesça en buvant une gorgée de vin blanc frais. Elle l’observa pendant qu’il tournait les pages en souriant avec nostalgie. Il était toujours aussi beau. Il avait vieilli bien sûr, mais ses tempes grisonnantes, ses petites rides au coin des yeux le rendaient encore plus séduisant qu’à vingt ans. Qu’avaient-ils fait depuis tout ce temps ? Après leur rupture, Emilie s’était mariée et avait fondé la famille dont elle rêvait : une vie bien remplie, un mari aimant, deux enfants, un garçon et une fille, un monospace et même le golden retriever pour compléter le tableau de la famille idéale. Un mariage sans vague rempli d’amour et de complicité jusqu’à ce message trouvé dans la poche de pantalon de Marc, il y a trois ans : « Je sens encore tes mains sur moi, ta langue sur ma peau, reviens moi vite. A. ». Emilie était restée figée, le bout de papier entre ses doigts tremblants, sans pouvoir réagir pendant de longues minutes. Puis, elle avait continué à s’occuper du linge, elle avait préparé le repas dans un état de sidération, expliquerait-elle plus tard. Quand Marc était rentré un peu plus tard et lui avait demandé si quelque chose n'allait pas, elle avait poussé un cri de rage en lui jetant son assiette de hachis parmentier dans la figure ! Folle de rage tout à coup, elle avait brandi le papier en demandant des explications : qui ? Depuis quand ? Combien de fois ? Où ? Et pourquoi ? Marc avait baissé la tête et avait avoué sa passion pour la nouvelle (et jeune) collaboratrice du cabinet d’architecte, Annabelle. C’était d’une banalité affligeante… Emilie n’avait mis que quelques jours pour démissionner, rassembler ses affaires et rentrer à Colombes.

 

‒ La crise de la cinquantaine, tu vois. Rien d’original ! C’était dur au début, mais aujourd’hui, je lui dis merci ! Mes enfants venaient de passer leur baccalauréat, ils commençaient leur vie d’étudiant loin de la maison. Rien ne me retenait à Toulouse. En revenant au village, j’ai fait le point sur mes envies et j’ai ouvert ma boutique ! Je ne regrette pas ma vie avec Marc et même si j’aurais préféré que cela se termine autrement, je me sens heureuse aujourd’hui !

 

Grégoire lui sourit et continua à tourner les pages du lourd album. Certaines étaient abondamment décorées, mettant en valeur une photo ou un ticket de cinéma, ce qui le fit rire :

 

‒ Tu as gardé de véritables reliques ! C’est une carte téléphonique ?

 

‒ Oui ! C’était ma période de scrapbooking ! Regarde là ! On était pas mal à l’époque ! Tu n’as pas tellement changé ! observa-t-elle en le dévisageant. Et toi, qu’as-tu fait toutes ces années ?

 

Ils s’étaient rapprochés pour regarder les photos jusqu’à se frôler. Elle avait respiré son odeur et son parfum. Ce parfum. Toujours le même vingt ans plus tard. Son cœur, qui avait déjà du mal à garder un rythme normal depuis l’arrivée de Grégoire, avait encore loupé quelques battements, son ventre s’était légèrement noué et elle sentait que ses joues avaient rosi ! Déstabilisée par cette proximité soudaine, elle avala une longue gorgée de moelleux en écoutant le récit de son premier amour.

 

Après ses études de photographe à Toulouse, il avait accepté le stage de reporter proposé par un grand magazine international. Il faut dire que le prix remporté à la fin de sa dernière année lui avait offert des opportunités. Au début, Emilie s’était réjoui pour son amoureux : son rêve devenait réalité. Au bout de quelques mois, Grégoire était passé titulaire et grand reporter. Ses absences se prolongeaient au fur et à mesure que ses clichés s’exposaient dans les plus grands journaux internationaux. Leur rupture était inéluctable : elle rêvait d'une maison à la campagne, d'une robe blanche et de rires d'enfants, il voulait voir le monde, vivre sans contrainte et sans attache. Dès lors, il avait mené une vie plutôt solitaire, passant son temps à changer de continents et de fuseaux horaires.

 

‒ Une fuite contre le chagrin… murmura-t-il sans oser lever les yeux. J’étais contraint entre mes ambitions, mes envies et mon désir de t’avoir à mes côtés. Je t’assure que ce fut une période très difficile, rajouta-t-il précipitamment, voyant Emilie se redresser, mal à l’aise. Après mon reportage en Namibie, environ cinq ans après notre rupture, j’ai désiré te retrouver, ma soif de découverte s’était apaisée et je me sentais enfin prêt à partager ton rêve : une vie de famille. Quand je suis rentré à Colombes, ma grand-mère m’a traité de grand sot et même d’imbécile ! Elle m’a alors appris que tu étais mariée depuis peu et tu t’apprêtais à avoir ton premier enfant. C’est elle qui m’a dit que tu étais de retour au village, qu’il était temps que je te déclare enfin mon amour. Elle n’a jamais été dupe. Et même dans ses derniers moments elle m’a parlé de toi, de nous, du temps gâché qu’il nous fallait rattraper. Elle m’a ouvert les yeux, m’a aidé à accepter mes sentiments qui m’ont empêché toutes ces années de vivre une vie de couple accompli. Je me suis voilé la face durant des années mettant mes échecs sentimentaux sur le compte d’une incompatibilité de caractère ou d’un mauvais timing. J’ai réalisé qu’il n’en était rien. Mon cœur était tout simplement ailleurs, ou plutôt ici, à Colombes.

 

Emilie avale une deuxième gorgée de vin, puis une troisième, le regard au fond de son verre vide, le souffle court. Elle avait suivi la carrière de Grégoire de loin, achetant les magazines qui illustraient leurs articles de ses photos. Ces dernières étaient rassemblées et soigneusement rangées dans un autre gros album. Marc n’avait pas fait le rapprochement entre la passion pour les photos découpées dans des périodiques et l’ancien petit ami de sa femme. Bien sûr, elle avait pensé à lui toutes ces années, s’était demandé où il était, ce qu’il faisait et surtout, avec qui ? Jamais elle ne se serait doutée qu’il était revenu pour elle.

Étonnamment calme après cette déclaration, Grégoire continue à tourner les pages et s’arrête sur une série de photos les représentant tous les deux, entourés de leurs amis, à la fête d’anniversaire d’Émilie, pour ses seize ans. Au fur et à mesure des années, elle l’avait intégré à sa bande de copains et tous étaient très heureux de retrouver à chaque vacance scolaire,  le « touriste lyonnais » comme on le surnommait. C’est lors de cette soirée qu’il avait enfin avoué son amour à son amie d’enfance. La fête avait eu lieu à cet endroit précis, sous le cerisier, près de la piscine. Plusieurs avaient fini à l’eau tout habillé et tous avaient dansé des heures durant sous les étoiles du mois d’août. Alors qu’ils se remémoraient cette période insouciante et douce de leur adolescence, Grégoire pianota sur son téléphone portable et la musique du groupe Scorpions retentit. Il se leva et tendit sa main à Émilie.

 

‒ Non, non, non, non, on ne va pas danser ! riposta-t-elle.

 

‒ Et pourquoi pas ? lui lança-t-il en lui lançant un sourire ravageur. Allez, viens ! S’il te plaît !

 

Il lui était impossible de résister à cette attraction chimique qui la traversait. Elle lui saisit la main, se leva et enroula ses bras autour de son cou.

 

Time, it needs time

 

To win back your love again

 

I will be there

 

I will be there

 

Enivré par la musique, leur musique, Grégoire ferma les yeux, respirant la légère odeur de vanille d’Émilie. Quand il l’avait aperçu cet après-midi sur la place, alors qu’elle réceptionnait une commande, il avait été bouleversé : elle était toujours aussi belle. Sa silhouette avait pris des formes voluptueuses qu’il avait immédiatement eu envie de serrer dans ses bras. Il avait vu ses yeux rieurs se plisser légèrement en souriant au livreur et passer une mèche de cheveux derrière son oreille : c’était un geste qu’elle faisait depuis toujours, en baissant légèrement la tête. C'est avec beaucoup d'émotions qu'il était revenu à Colombes après toutes ces années. Oh bien sûr, il avait fait quelques séjours pour voir ses grands-parents, mais ses passages restaient toujours très brefs et discrets. Immergé dans cette bulle de bonheur qui bouleversait ses émotions et faisait resurgir ses sentiments, il sentit sa gorge se serrer, ses yeux se noyer. Il fit face à Émilie qui, elle, ne retenait pas ses larmes. Sans pouvoir résister davantage, leurs lèvres s’unirent dans un baiser passionné, avec un désir et une ardeur contenue depuis plus de vingt ans.

 

I’m still loving you

 

I’m still loving you

 

I’m still loving you, I need your love

 

I’m still loving you

 

Émilie rit en essuyant ses larmes. Grégoire plaqua son front contre le sien.

 

‒ Je n’avais aucune chance de résister avec cette chanson ! Je pensais t’avoir oublié, t’avoir sorti de mon cœur, de ma vie et…

 

‒ Et tu es toujours là, comme des braises ardentes, endormies, mais pas éteintes qui ne demandent qu’à s’embraser de nouveau. Ma Millie, mon amour, mon éternel !

 

‒ C’est de la folie !

 

‒ La vie est à nous. Saisissons notre chance, nous sommes prêts à faire exploser notre amour et à poursuivre notre route ensemble !

 

Emilie sourit : si elle ne goûtait pas à la folie de cette histoire maintenant, à l’aube de ses cinquante ans, quand le ferait-elle ? Comme pour la conforter dans sa décision, une étoile filante zébra le ciel, puis une autre, et encore une !

 

‒ La vie est à nous, répondit-elle en levant un dernier verre de vin.

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